Annie Ernaux

« Lire Annie Ernaux c’est entreprendre un voyage en soi même, dans sa mémoire, dans des souvenirs soigneusement refoulés. Souvent douloureux, parfois dérangeants.

Mais c’est aussi comme ouvrir grand une fenêtre par un matin froid, et se dire soudain : je suis vivante, et j’ai suivi un chemin dont je n’ai pas à rougir. »

Kathleen Evin (France Inter)

photo ernaux© Olivier Rolle


Écrire la vie

« Annie Ernaux est proche et lointaine : proche parce que c'est de nous qu'elle parle à travers sa propre expérience : des épisodes qui ont jalonné sa vie nous n'ignorons rien, mais elle-même, nous ne la connaissons pas. En fait « nous nous reconnaissons en elle »

Evelyne Bloch-Dano, Magazine littéraire n°513, novembre 2011

C'est sur ce paradoxe que se construit son œuvre : écrire une « socioautobiographie », une autobiographie objective. Écrire, en fait, notre histoire collective à partir de son histoire particulière : ne pas écrire SA vie, mais écrire LA vie (titre de la compilation de ses écrits édités par Gallimard en 2011 dans sa prestigieuse collection Quarto, une pré-Pléiade, en quelque sorte).

livre ernauxLes Années, son livre-somme paru en 2008, illustre magistralement cette ambition. Ce livre (roman ? récit ? journal ?) a été un gros succès, les lecteurs s'y reconnaissant.

« Le véritable but de ma vie est peut-être celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l'écriture, c'est-à-dire quelque chose d'intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres ».

Annie Ernaux se place ainsi dans la grande tradition des romans qui servent à éclairer le monde et l'humain (comme ceux de Flaubert, de Balzac…), sans verser dans la veine contemporaine de l'autofiction où la notion de règlement de compte n'est pas absente.


« Les choses me sont arrivées pour que j'en rende compte »

Comme pour Proust, son œuvre est un travail de mémoire et d'analyse sociologique, mais là où l'un décrivait l'ascension d'un personnage vers les dernières lueurs d'un monde aussi chatoyant que sa langue, l'autre lutte contre l'oubli, reconstruisant un monde perdu par les mots d'une langue travaillée mais plate.

yvetotYvetot, juin 1940 © Mairie d'YvetotSon rapport au temps est donc fondamental, rapport probablement né de la nostalgie d'une petite enfance heureuse à Lillebonne (Normandie) à laquelle a mis fin le déménagement familial à Yvetot, rupture qui lui a fait ressentir l'irréversibilité du temps et des pertes définitives qu'il entraîne : modes, mots, sentiments, gens. Vie.

Ses livres sont donc témoignage de personnes inscrites dans un monde particulier, disparu ou en cours d'effacement.

La Place qui cherche à rendre compte au plus près de l'existence de son père est de ce point de vue exemplaire : sans mise en scène ni artifice, sans chercher de complicité avec le lecteur, elle procède à une « ethnologie familiale » afin de rendre vie à un homme dont sa propre évolution sociale l'a éloignée à l'adolescence. Ce livre lui apporte notoriété et reconnaissance (Prix Renaudot 1984), preuve s'il en fallait que cette sobriété a laissé au plus grand nombre la latitude de s'identifier à elle. Dès lors, elle a trouvé son style.

Annie Ernaux présente La Place avec les interventions de Georges Emmanuel Clancier et d'Alain Bosquet à propos de son style 


Écriture « plate » ?

Annie Ernaux dépouille sa prose au maximum afin d'être au plus proche de la vérité sans lui imposer une couleur émotionnelle : la trame est sa vie, mais telle qu'elle fut, non telle qu'elle l'a ressentie. D'où un processus laborieux de création qui peut prendre des années, et dont elle fait part au lecteur au détour de certains de ses récits :

« Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant » ou d'« émouvant » (La place). »

Ses phrases sont courtes, son écriture factuelle, conférant aux mots une sorte de brutalité qui alpague le lecteur pour ne plus le lâcher. L'auteur est clairement identifié au narrateur (« je »).

La « neutralité » de son écriture lui permet également d'être aussi éloignée du misérabilisme que du populisme et laisse la possibilité au lecteur de se projeter dans l'histoire.

collectionCollection personnelle d'E. ErnauxDans son roman Les Années, son style se modifie un peu : au présent et au passé composé utilisés pour décrire des faits et gestes personnels, aux phrases courtes, s'ajoutent l'utilisation de l'imparfait et de phrases plus longues afin de rendre compte du temps social, de l'Histoire. Mais on y trouve toujours les photos, décrites avec minutie, portes ouvertes sur des observations sociologiques et historiques (via les coiffures, les attitudes, le décor…), utilisées comme jalons d'une réalité à un instant précis et les listes (d'expressions, de mots, de modes), processus d'écriture qui donnent à ses livres un parfum d'authenticité et nous rappellent à nous-mêmes et à nos propres souvenirs.

À ce polissage, elle consacre L'Atelier noir où elle décrit comment elle est happée par l'écriture après une lutte dont la matière à découvrir sort toujours victorieuse. Brusquement, il paraît évident que ses écrits non seulement utilisent sa vie mais qu'ils la justifient.


Roman total

Son œuvre est hybride : romans, journaux intimes et extimes, récits… de même que chaque volume appartient à la fois au genre littéraire (dans la forme) et au genre documentaire (dans le fond).

Souvent, ils se répondent : La place qui a trait à son père peut être mis en parallèle avec Une femme qui parle de sa mère. Passion simple est le récit littéraire d'un emportement amoureux également paru sous forme de journal (Se perdre). Chaque livre est une nouvelle brique apportée à l'édification d'une œuvre dont la cohérence la surprend elle-même : ce n'est qu'à la publication d'Écrire la vie qu'Annie Ernaux prend conscience du nombre de pages publiées et de l'unité de l'ensemble, chaque volume étant pour elle l'exploration d'un événement personnel unique, fondateur (par exemple son avortement dans L'événement).

ccolletion ernaux© Collection Annie Ernaux Les Inrocks, novembre 2011« J'écrirai pour venger ma race »

« J'écrirai pour venger ma race »

Annie Ernaux est une transfuge sociale, une « transfuge de classe » : ses parents, petit-commerçants issus du monde ouvrier et paysan poussent leur fille à poursuivre l'ascension sociale qu'il avaient entamée mais ne peuvent la suivre (à ce sujet, lire Les armoires vides et La honte).

Elle en conçoit d'abord de la gêne vis-à-vis d'eux, mêlée à au sentiment d'illégitimité à accéder à la culture bourgeoise. Sa réussite sociale commence donc par un reniement de ses origines sur lequel elle revient, passé et prolétariat finissant par se confondre dans un même regret, un même engagement : elle ne cesse de vouloir leur rendre par des mots la place dont leur silence culturel et économique les a privés.

Car c'est sa mère qui lui a donné le goût de lire (et donc d'écrire) grâce à des romans à l'eau de rose, ce sont les chansons de « variétoche » qui ont bercé ses après-midis adolescents et réconforté l'amante blessée, car ses parents ont toujours tout fait pour « que la petite ne manque de rien ».

À 22 ans, elle décide donc d'« écrire pour venger sa race », lui rendre ce qui lui est dû.


« La fiction n'a pas sa place dans ce que je fais »

Magazine littéraire n°513, novembre 2011

Annie Ernaux décrit ce qu'elle voit, ce qu'elle vit, les tournants de sa vie épousent ceux de son époque, ses choix laissant transparaître ses convictions et ses combats : libération de la femme (la lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir a changé sa vie), abandon d'une société paternaliste, montée du consumérisme, désenchantement politique. Son analyse est éclairée par celle du sociologue Pierre Bourdieu, qu'elle admire.

C'est dans une ville nouvelle, Cergy-Pontoise, espace flou en devenir, qu'elle a trouvé la perspective nécessaire à cette observation (à lire : Regarde les lumières, mon amour, à rapprocher du Journal du dehors).

noel

Violaine Houdart Merot, professeure de littérature de langue française à l’université de Cergy-Pontoise et directrice du centre de recherche textes et francophonies, et Pierre-Louis Fort, maître de conférences en littérature de langue française, explorent la façon dont Annie Ernaux s’est littéralement et littérairement emparée de Cergy-Pontoise.


Annie Ernaux en peu de mots

duras« Il s'agit toujours de ça, de ce qui se passe entre naître et mourir », entretien d'Annie Ernaux avec Evelyne Bloch-Dano Le Magazine littéraire n° 513, novembre 2011

matriculejpg« Annie Ernaux, une femme déplacée » Le Matricule des anges n°158, novembre-décembre 2014

causette« Annie Ernaux - Dominique Blanc : le grand entretien » Causette n°57, juin 2015

Annie Ernaux : les indispensables

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

Les Années

« D'abord il y a le titre, d’une simplicité désarmante : Les Années.
Ensuite, la première phrase : « Toutes les images disparaîtront ». Une phrase qui sonne comme un avertissement, et qui nous dit que, quoi que l’on fasse, le temps aura raison de nous, de nos vies, et de notre mémoire.
Il faut donc écrire, le plus vite possible, afin de sauver ce qui peut l’être.
Dès lors, l’écriture coule à flot, comme des larmes : parfois sans majuscules, sans ponctuation, et même sans verbe.
Annie Ernaux ne s’embarrasse de rien : ce qu’elle cherche, c’est l’authenticité.
Son livre ressemble à une pellicule qu’elle aurait déroulée, les souvenirs étant des négatifs qu’elle observerait à la loupe.
Les photos défilent, et derrière la vie de l’écrivain se dévoile une histoire collective... »

© Laura El-Makki, France inter

La place

« Enfant, quand je m'efforçais de m'exprimer dans un langage châtié, j'avais l'impression de me jeter dans le vide. Une de mes frayeurs imaginaires, avoir un père instituteur qui m'aurait obligée à bien parler sans arrêt en détachant les mots. On parlait avec toute la bouche. Puisque la maîtresse me "reprenait", plus tard j'ai voulu reprendre mon père, lui annoncer que "se parterrer" ou "quart moins d'onze heures" n'existaient pas. Il est entré dans une violente colère. Une autre fois: "Comment voulez-vous que je ne me fasse pas reprendre, si vous parlez mal tout le temps !" Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l'argent. »

Les Armoires vides

« Ça suffit d'être une vicieuse, une cachottière, une fille poisseuse et lourde vis-à-vis des copines de classe, légères, libres, pures de leur existence... Fallait encore que je me mette à mépriser mes parents. Tous les péchés, tous les vices. Personne ne pense mal de son père ou de sa mère. Il n'y a que moi. » Un roman âpre, pulpeux, celui d'une déchirure sociale, par l'auteur de La place.