L'Enfer

C'est vraisemblablement au Moyen Âge, dans les monastères, que les enfers des bibliothèques sont apparus. Les XVIIIe et XIXe siècles voient leur apogée. L’Enfer, dans le monde des bibliophiles, est avant tout une cote, apparue en 1844 pour rassembler tous les ouvrages licencieux sous une même appellation.

Y était alors classé tout ce qui pouvait être considéré comme choquant, livres ou illustrations remisés là car « contraires aux bonnes mœurs » ou répréhensibles d'un point de vue politique, moral, religieux ou bien encore sexuel. Ces ouvrages étaient alors rangés dans une pièce à part, hors de la vue du public. Si le terme d'Enfer fait donc d'abord référence à un lieu, il désignera ensuite un simple emplacement sur des rayonnages à peine distincts des autres.

enfilade de livres

L'Enfer castelroussin comprend près de 140 ouvrages allant de 1884 à 1946. Reflet d'une époque, difficile de dire pourquoi et comment il a été constitué, mais les ouvrages que l'on y trouve présentent un intérêt sociologique et historique. Il peut paraître surprenant aujourd'hui de voir que parmi l'ensemble de ces livres, bon nombre sont loin d'être licencieux. Car à côté d'ouvrages au titre évocateur comme La Soudanaise et son amant1 de Jean Francis-Bœuf, Tout mais pas ça de Pierre Veber ou encore Le Bachelier sans vergogne 2 d’Albert Marchon paru en 1925, on trouve aussi le roman d’Émile Zola Au bonheur des dames, aujourd’hui étudié dans les collèges.

Depuis l'après-guerre plus un seul titre n'est venu garnir les rayonnages, et pour cause, ce qui était interdit hier est devenu un marché aujourd'hui (le meilleur exemple se trouve du côté de la littérature érotique et de l'immense succès commercial de livres comme Emmanuelle ou Histoire d’O. Mais le curseur des mœurs n'est pas le seul à avoir évolué. Celui de la censure s'est également déplacé, sans toutefois disparaître.

Ainsi, la politique d'acquisition menée aujourd'hui par les bibliothèques est un choix assumé, donc une forme d'autocensure. Les budgets, la place disponible, la création de fonds particuliers induisent des choix qui excluent certains documents ou certaines formes de documents abordant des sujets délicats. Des achats d’ouvrages traitant de religions ou de politique se font mais sont évités les professions de foi, les courants religieux, sectaires, les témoignages qui s'apparentent fallacieusement aux livres de médecine, par exemple.

D’autres critères plus pragmatiques sont également pris en compte comme la forme et le format d’ouvrages. Les petits livres peu visibles, ceux dont les feuillets se détachent…

enfer censureLes auteurs présents dans les Enfers comme celui de la médiathèque Équinoxe écrivent souvent sous pseudonyme comme l'écrivain dramatique Paul Sonniès, pseudonyme de Paul Peyssonnié, magistrat qui écrivit aussi sous son patronyme. Membre d'honneur du "Cornet" et Chevalier de la Légion d'honneur, auteur du conte L’Âne rouge et le démon vert.

Des auteurs connus du grand public avec des parutions parfois anonymes sont présents tel Balzac et ses Écrits sur la Physiologie du mariage ou Les méditations de philosophie éclectique, sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire. La publication de ce texte fit scandale mais le tout-Paris le considéra comme un événement et le succès pour Balzac fut sans précédent, d'autant plus qu'on voulait savoir qui se cachait sous la signature anonyme du « jeune célibataire » qui devint aussitôt un auteur à la mode.

Parmi les auteurs que l’on s’étonne de rencontrer dans cet Enfer, Alphonse Daudet, dont il ne reste aujourd’hui dans la mémoire collective que des œuvres plaisantes. En 1874, il aborde le roman de mœurs avec Fromont jeune et Risler aîné, suivi par d'autres romans du même type, comme Jack (1876), Le Nabab (1877), Les Rois en exil (1879), Numa Roumestan (1881) ou L'Immortel (1883). Le sentimentalisme de son œuvre, éclairée simultanément par le pathétique et l’humour, est loin du naturalisme d’un Zola dont Daudet est pourtant le contemporain. Antisémite, il meurt en pleine Affaire Dreyfus.

On y croise également Jean Giono. Le traumatisme de la Première Guerre mondiale l’engage dans un pacifisme passionné qui le mène à un désengagement proche de la complaisance avec les autorités de la France occupée : il se prête à des reportages du journal nazi Signal et participe à Radio Paris ; Giono écrit même pendant trois ans dans le journal Aujourd'hui. L'utilisation de sa pensée par le régime de Vichy, souvent très caricaturale (néoprimitivisme, tarzanisme, retour à la terre et à l'artisanat), ne semble guère le choquer non plus. D'ailleurs, envers de sa notoriété, il fait l'objet d'un attentat en janvier 1943, est accusé de collaborationniste et emprisonné en septembre 1944, principalement pour ses faits d'écrivains. Libéré sans avoir été inculpé en janvier 1945, il est cependant inscrit par le Comité National des écrivains sur sa liste noire. Sa mise à l'index (interdiction de presse) dure jusqu'à fin 1947 et, par la suite, ne fait plus l'objet d'une attention particulière pour ses activités pendant la guerre. Paradoxalement, il est avéré que Giono a caché et entretenu à partir de 1940 des réfractaires, des juifs, des communistes. Son œuvre porte des traces de cette "résistance" à l'hitlérisme (Le Voyage en calèche, interdit en décembre 1943, Le Bonheur fou, Mort d'un personnage).

vignetteL’écrivain et critique d’art Joris-Karl Huysmans (1848-1907), tenté par le diable puis par Dieu, occupe quant à lui une place à part dans le paysage littéraire. Son parcours se décompose en quatre grandes périodes : la naturaliste, la décadente, et la catholique (qui suit de près la sataniste). En 1876, son premier roman Marthe, histoire d'une fille, d'inspiration ouvertement naturaliste, retrace la carrière houleuse et cruelle d'une petite actrice d’un music-hall de Montparnasse, conduite à se prostituer pour survivre. Étant donnée la nature du texte, Huysmans le publie à Bruxelles, plus libérale que Paris. En 1884, dix ans après la parution de ses premiers écrits, l'écrivain rompt avec l'esthétique naturaliste et publie À Rebours, le roman sans intrigue de l'épopée intérieure d'un dandy aristocrate tout encombré de son spleen, de sa misanthropie et de son hypocondrie et dont les épreuves morales sont les seules aventures. À Rebours se termine sur une prière à Dieu, témoin des exaltations de Huysmans qui considérait que pour éviter d'être "de climat tempéré", "de purgatoire" ou issue "de sujets humains plus ou moins pleutres", "toute œuvre devait être satanique ou mystique".

Satanisme, mysticisme : les deux pôles de la vie de Huysmans qui, fréquentant les milieux de l'occultisme, publie Là-bas, en 1891. Il y met en scène pour la première fois le personnage de Durtal, son double romanesque, qui s'y illustre par l'écriture d'un livre sur le pervers Gilles de Rais, et sa participation à des messes noires. Mais les crises mystiques de l'auteur se multiplient, et le conduisent à se convertir au catholicisme... tout comme Durtal qui, en 1895, dans En Route, court les églises parisiennes et l'art sacré, et trouve un directeur de conscience, l'abbé Gévresin, qui le pousse à faire une retraite spirituelle dans une Trappe. En 1898, Huysmans publie La Cathédrale, dans lequel Durtal suit l'abbé Gévresin à Chartres et enfin L'Oblat, en 1903, dans lequel on retrouve Durtal partageant la vie des moines.

Et puis, l’Enfer fait une petite place aux auteurs tombés dans l’oubli comme en témoigne la présence d’Eugène Dabit (1898-1936), dont l'œuvre L'Hôtel du Nord, publiée en 1929 a survécu grâce au classique de Marcel Carné mettant en scène les mythiques Arletty et Louis Jouvet (« Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère?!»). Avec ce titre il reçoit le Prix du roman populiste en 1931 et, à partir de cette année-là, commence à militer pour la cause des pauvres gens et pour la littérature « révolutionnaire » en participant à des débats et en faisant des conférences. Témoin sincère et lucide de son époque, il appartient au groupe de la littérature prolétarienne. André Gide, qu’il considérait comme son maître, lui dédicacera son ouvrage Retour de l'U.R.S.S.

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1 La Soudanaise et son amant de Jean Francis-Bœuf présente une étude fine du milieu rural peul de la région d'Odienné (Côte d’Ivoire) et un personnage féminin traité pour une des premières fois à l'égal d'une femme blanche.
2 Le Bachelier sans vergogne d’Albert Marchon. En 1925, il rate le Goncourt avec ce roman.