Pierre Bergounioux est l’un des écrivains majeurs de notre temps. Si son œuvre a une portée universelle, elle a aussi ses territoires privilégiés : l’histoire et la littérature, la mémoire et l’écriture, l’enfance et la Corrèze. Un hommage lui est rendu dans le cadre du Mois du Film Documentaire 2017, le samedi 18 novembre à 15h30.
Né à Brive-la-Gaillarde en 1949. Ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de lettres modernes, il a consacré l’essentiel de sa carrière à enseigner en collège. Pierre Bergounioux dispense depuis peu des cours aux Beaux-Arts de Paris.
En 1983, au sortir d’une grave maladie, il commence à écrire et envoie son premier manuscrit à Gallimard. Pascal Quignard, du comité de lecture, lui retourne un contrat, en demandant simplement d’ôter deux adjectifs qu’il juge inutiles. Catherine, son premier roman, sort l’année suivante.
Au rythme d’un livre par an, il poursuit son œuvre chez différents éditeurs : Gallimard, Verdier, William Blake, Circé, Fata Morgana... Ses œuvres lui ont valu le Prix Roger Caillois ainsi que le Grand Prix de Littérature de la SGDL pour l’ensemble de son œuvre en 2002 et 2009.
Son œuvre abondante, d'inspiration autobiographique, se lit comme un seul grand livre, reprenant sans cesse les mêmes motifs pour patiemment cerner l'unique objet de ses préoccupations : celui de l'existence soumise à l'inlassable travail du temps.
Marquée par Faulkner et les profonds bouleversements que l'écrivain américain introduisit dans l'écriture romanesque, elle a été rapprochée de celles de Claude Simon et de Pierre Michon.
Dans un style poétique ciselé, précis et subtil comme celui de Descartes, ses livres sondent en profondeur la question – douloureuse – des origines provinciales et du déracinement. Ils travaillent à réparer sans cesse la déchirure vécue, en fin d'adolescence, entre l'enfance à Brive-la-Gaillarde et les engagements de l'adulte dans le vaste monde contemporain rencontré à Paris, à l'âge de 20 ans.
Pierre Bergounioux collecte avec une égale férocité les choses et les mots pour les dire, la ferraille, les insectes, tout. Il pratique les arts plastiques comme sculpteur ; prenant son matériau chez un ferrailleur corrézien, il intervient peu sur les objets de récupération qu'il soude et patine. En 2013, Henri Colomer consacre le film Vies métalliques, rencontres avec Pierre Bergounioux à cette activité plastique.
Deux ans plus tard, en 2015, c’est par le biais de la passion de l’auteur corrézien pour l’entomologie que Geoffrey Lachassagne approche Pierre Bergounioux dans le film La capture présenté à la médiathèque dans le cadre du Mois du film documentaire le samedi 18 Novembre à 15h30.
Une sélection de titres empruntables à la médiathèque
Catherine
Gallimard (Blanche), 1984
Abandonné par sa femme Catherine, après dix ans de mariage, le narrateur se réfugie dans une petite maison dont il vient d’hériter en Corrèze, toute proche du bourg où il est nommé professeur de français. C’est là qu’il va vivre le cauchemar de l’arrachement, la solitude, la tentation du suicide, ainsi que l’hostilité de ses voisins braconniers qui dévastent clandestinement son verger.
Mais il va miser également sur l’espoir, celui de reconquérir Catherine.
L’orphelin
Gallimard (Blanche), 1992
Il était cinq heures lorsque le téléphone a sonné. Je suis souvent levé à cette heure où la nuit règne encore mais, ce matin-là, je dormais et c’est en rêve que j’ai su que mon père était mort.
Le Grand Sylvain
Verdier, 1993
Ces créatures pareilles à des gemmes, les gemmes, une infinité de choses qui sont belles résident hors de nous, dans leur être propre, où elles s’évertuent à demeurer. Lorsqu’on s’avise qu’elles existent et que leur possession remédierait, un peu, à l’infirmité de notre condition, elles nous échappent. On se souvient. On a gardé une fugace image de leur splendeur, jusqu’au jour où il s’avère qu’on est peut-être capable. Du temps a passé. Celui qui reste, c’est donc à ça qu’on va l’employer : à annuler par un acte opposé, positif, chaque dommage et chaque perte qu’on a essuyés pour commencer. Notre fin, ce serait alors de remonter vers l’origine en bouclant, pour ce faire, la figure du zéro.
Miette
Gallimard, 1996
Le haut plateau granitique du Limousin fut l’un des derniers refuges de l’éternité. Des êtres en petit nombre y répétaient le rôle immémorial que leur dictaient le sang, le sol et le rang. Puis le souffle du temps a touché ses hauteurs. Ce grand mouvement a emporté les personnages et changé le décor. On a tâché de fixer les dernières paroles, les gestes désormais perdus de ce monde enfui.
B-17 G
Flohic, 2001
Universellement connu sous l’appellation de Forteresse Volante, le Boeing B-17 fut l’instrument principal des bombardements stratégiques qui ruinèrent l’Allemagne. Il emportait dix hommes sur des distances supérieurs à trois mille kilomètres, dans l’hiver inexploré des hautes altitudes battues par le feu ennemi. Leur aventure collective n’a pas été contée. Ses possibles interprètes n’y ont pas survécu. A partir d’une image de B-17 en perdition, on a épilogué sur les chances du récit, la liaison toujours incertaine entre l’événement et sa relation.
Carnet de notes
Verdier, 2006-2016 (4 vol.)
Nulle désillusion ne se compare à celle que la génération d’après-guerre a connue. Au printemps des années soixante a succédé l’hiver, qui dure encore, des années quatre-vingt. Les grandes espérances ont pâli, la vie perdu la saveur qu’on lui trouvait.
Le changement d’horizon, la fin d’une époque, c’est à l’échelle des heures, dans le détail de l’expérience personnelle qu’on en prend la mesure. Ces notes, prises au jour le jour, depuis vingt-cinq ans, accusent avec les progrès de l’âge, l’érosion du bonheur qui avait été donné, pour commencer.
Agir, écrire
Fata Morgana, 2008
S’il fallait définir, d’un trait, la littérature de Homère jusqu’à Faulkner, on pourrait dire que c’est le monde vu par des écrivains. Les faits, qui ont été vécus par des guerriers, de rudes marins, des chevaliers hallucinés, ne furent jamais livrés comme ils s’étaient produits, dans l’instant, pour les intéressés mais tels que les imaginèrent des lettrés assis à l’écart, plus ou moins longtemps après.
Une chambre en Hollande
Verdier, 2009
L’acte de naissance du sujet de la connaissance a été dressé par un Français. C’est le Discours de la méthode.
Mais c’est en Allemagne que Descartes l’a conçu, en rêve, et aux Pays-Bas qu’il l’a rédigé. Si le monde se ramène depuis lors, à deux substances, l’étendue et la pensée, leurs rapports ne vont pas sans complications ni sautes.
La vie même de Descartes en est l’illustration.
Pierre Bergounioux « en abrégé » :
une sélection d’entretiens et d’extraits de ses œuvres
« Ce qui se donne pour la réalité peut inspirer d'emblée d'importantes réserves. On n'y saurait souscrire sans dommages ni pertes. Un travail s'impose, qui consiste à extraire du tout-venant et à serrer à part, dans une boîte en carton, par exemple, les choses qui sont bonnes. On aura alors un monde et la sorte de vie, parcellaire, confinée mais, somme toute, acceptable, qui va de pair. »
Pierre Bergounioux, Un abrégé du monde (Fata Morgana, 2014)
Enfance
« J'ai partagé l'expérience classique de ma génération. Je suis de 1949, j'appartiens à la vague des baby-boomers. Jamais le peuple français n'a mis en circulation autant d'enfants qu'en cette année-là : nous étions 930 000. Cet élan démographique, qui succède à l'inquiétude et aux grands drames qui ont marqué la période immédiatement précédente, coïncide avec un événement dont on n'a pas mesuré sur le moment les conséquences, une sorte de révolution silencieuse : la fin de la petite paysannerie. S'est produite, à ce moment, assez brusquement, une reconversion de toute une partie de la population française dans d'autres secteurs d'activité : l'industrie, et surtout le tertiaire. On ressent alors un besoin de main-d'œuvre qualifiée et, concrètement, cela veut dire que les gosses qui avaient vocation à arrêter leurs études à la fin de l'enseignement primaire ont été poussés à aller plus loin, pour acquérir des capacités plus importantes. »
Télérama, 1er février 2012
Apprentissage
« Cela a été ma chance, et celle de ma génération. Du jour au lendemain, nous avons vu s'ouvrir devant nos yeux des perspectives physiques et mentales nouvelles. Physiques d'abord : on va partir, quitter la région. Pour la première fois, on ne va pas reproduire à l'identique la vie de ceux qui nous précédaient et qui n'avaient jamais franchi les limites du canton. Perspectives mentales aussi : on va prendre notre part de cette culture scolaire, savante, lettrée, citadine, centrale, dominante... dont nous étions, de toute éternité, excommuniés. Voilà ce qui nous est arrivé.
Mais la révolution mentale est seconde. Ce qui est premier, c'est ce que les sociologues appellent les bouleversements morphologiques. La fin d'une classe sociale. En 1914, il y a 10 000 étudiants en France. En 1945, environ la moitié de la population française a encore pour horizon le travail paysan. En 1966-1967, lorsque je commence mes études secondaires, nous sommes 600 000 dans ce cas. Je ne fais jamais qu'illustrer, à mon échelle chétive, un processus historique dont l'ampleur est prodigieuse. Et qui s'est traduit à l'échelle individuelle par une sorte de conversion. Il a fallu mourir à celui qu'on était, à celui que l'endroit où nous avions grandi avait fait de nous, pour tenter de renaître autre. »
Télérama, 1er février 2012
Enseignement
« Enseigner est une tâche exaltante. Tout enfant possède au suprême degré l’intelligence à l’état pur, virginal. La chose la plus belle que je sache, c’est l’intelligence des enfants. Lorsqu’on sait l’atteindre, où qu’elle se trouve, c’est comme si on allumait une lampe. Parfois, bien sûr, le courant passe moins bien. Il est 4 heures de l’après-midi. Six, sept collègues m’ont précédé. La tension, l’attention baissent. Mais il est aussi des moments de grâce. Par exemple, l’hiver, quand la nuit profonde et glacée du matin obstrue le carreau et qu’on apporte le feu, la lumière aux élèves que la République nous confie. Des choses très délicates, la connaissance réfléchie de la langue, les arcanes de la haute littérature sont accessibles à des esprits de quinze ans. Les voir s’avancer dans ces domaines est une expérience émouvante. Qu’elle soit malaisée découle de la division de la société en classes. Les biens de l’esprit sont aussi mal répartis que la richesse matérielle. Le tour de force qu’exécutent jour après jour les enseignants, mes collègues, consiste à tenir ensemble ce qui, hors des murs de l’école, s’exclut, se combat. D’un côté, ceux qui possèdent l’aisance et la sécurité, une familiarité de toujours avec la culture scolaire, de l’autre, ceux qui en sont dépourvus. Ces populations, généralement, n’habitent pas les mêmes quartiers, les mêmes rues. J’ai désiré donner à des enfants ce que, enfant, j’attendais de mes maîtres et n’en ai pas toujours reçu. Je me sens bien dans une salle des professeurs, non pas seulement parce que tout homme est aveuglément épris de son destin mais parce que je trouve à ces hommes et surtout à ces femmes – elles sont en majorité dans le secondaire – les vertus génériques du service public. L’amour du métier, une certaine rectitude, la capacité de penser à la place de l’autre, la générosité qu’on ne rencontre pas forcément dans tous les univers socio-professionnels. »
Le Monde de l’éducation, avril 2002
Bibliothèque
« Mes parents lisaient. Ils m’ont conduit à la bibliothèque municipale dès que j’ai su l’alphabet. Je m’y suis rendu seul dès que j’ai pu. J’y ai passé des après-midis entiers. Le jeudi et le samedi, j’en poussais la porte, qui ouvrait sur des mondes plus beaux, plus significatifs, plus réels, peut-être, que celui qui m’était alloué, sous ce label. Tout me prédestinait à user de l’écrit lorsque les choses se compliquent et qu’on s’inquiète d’y ajuster nos pensées. Telle est la règle directrice de la culture rationnelle, tel le maître mot de la philosophie cartésienne – adequatio intellectus rei. »
Un lieu à part
(dans Bulletin des bibliothèques de France #1, 2014)
Insectes
« Il y a une dernière chose qu’on peut envier aux insectes, outre la cuirasse, les cœurs épars, la science innée, la stupeur : c’est la patience.
Ils sont un siècle et demi à cheminer par monts et par vaux, perdus dans les forêts de l’herbe, la nuit, cherchant le passage, le tablier des ponts et on voudrait qu’ils soient là, dans l’instant, parce qu’on a cet instant et la prétention, avec ça, d’acquitter une créance qui court depuis le commencement. Le temps passe. L’instant s’achève et tout ce qu’on trouve, c’est de reprocher au gosse, au vrai, qu’on a traîné avec soi, d’être assis, bras ballants, sur une souche, à ne pas chercher. On lui en veut de ne pas déférer à l’injonction du gosse fictif que ses yeux ne sauraient déceler dans l’après-midi blême alors qu’il devrait être manifeste, aux nôtres, qu’il n’y est pas, pour lui, pas encore, puisqu’il est un gosse, un vrai. Si l’on était raisonnable, on se rendrait à l’évidence. On verrait. On accepterait. On se tairait. Au lieu de quoi on adresse des paroles amères à quelqu’un qui n’a rien fait. On veut le charger d’une part de la vieille dette qu’on a contractée. Finalement, c’est une querelle de gosses, même si l’un des deux n’est plus visible et c’est celui-ci, en vérité, qu’il faudrait chapitrer sur son acrimonie, sa mauvaise querelle, son incurable faiblesse. »
Le Grand Sylvain (Verdier, 1993)
Carnet de notes
Sa 1.1.2011
« Levé à sept heures passées. Flottement habituel, tension, inquiétude. Je termine Le Vol de l’histoire de Jack Goody, en matinée. Soulef et Paul arrivent vers une heure. Cathy a préparé un repas de fête. Nous partons en promenade. J’appréhendais de m’exposer au froid. Depuis plus de quatre ans, c’est devenu une hantise de faire un malaise, de tomber en syncope, dehors. Nous prenons le sentier parallèle à la nationale et rentrons par le lycée. Le triste paysage d’hiver est relevé par les premiers chants d’oiseaux. C’est mercredi ou jeudi, près de la poste, que j’ai surpris le pépiement des mésanges, et c’était comme une lueur dans le jour gris et froid.
Et ceci, encore, d’affreux, d’écrasant. J.C. Pinson m’a adressé ses vœux, par courriel. Je leur souhaite, à lui et surtout à Martine, qui lutte contre un cancer, tout le courage possible. Il me répond aussitôt. Martine s’est éteinte le 20 août dernier. Et je m’explique, alors, qu’il ait évoqué, dans son premier envoi, ce « temps de détresse ». Il est homme à dire exactement les choses, et courageux. Toute sa vie en témoigne. Nous avons tout eu, tout de suite, et tout nous est retiré, déjà. Serait-ce plus supportable si nous n’avions d’abord été si heureux? Je me surprends à revenir en arrière, continuellement, à me pencher sur le temps non seulement de l’enfance et de l’adolescence mais sur celui de la maturité. C’est comme un gouffre d’où s’élève la voix profonde, doucement, dangereusement persuasive qui m’invite à les rejoindre puisque c’est là, désormais, que toute joie, révélation, espérance sont exilées. »
Extrait de Carnet de notes. Journal 2011-2015 (Verdier, 2016)
« La force du Carnet de notes a toujours été d’exposer ainsi crûment le quotidien, sans digression, sans analyse et sans jugement. Pierre Bergounioux lit des livres mais ne dit rien de leur contenu ; il rencontre des personnes mais ne formule aucune opinion à leur sujet ; de ses compagnons de vie les plus proches, mère, épouse, frère, enfants, il ne livre que des éléments factuels qui le touchent directement. De la vie extérieure, la politique, les événements du monde, ce qu’on lit dans les journaux, il ne fournit aucune analyse qui impliquerait une distance, un détachement. Les notes sont précisément ce qui n’est pas encore entièrement coupé du réel qui les justifie et dont elles portent encore la matière. C’est tout leur intérêt de n’avoir pas été encore arrachée par l’écriture ou par le sens à la substance du corps et de l’existence. Ainsi, comme dans les Journaux de Kafka, les notations les plus minces sont presque les plus troublantes. Des phrases comme : « La seule distraction de la journée aura été l’aller-retour à la pharmacie, pour renouveler un des traitements » (14.6.2011) ou bien « je découvre, en rassemblant mes petites affaires, que le portable est déchargé » (25.10.2014), « je prends la rame de huit heures » (15.2.2013), ne sont pas plates, parce qu’elles restent attachées au moment particulier du temps qui a eu lieu. Ni la généralité, ni le travail de l’écriture ne produisent un tel effet : les notes ne sont pas détachées du temps concret, elles sont encore accrochées aux branches de l’instant. Si les autres écrits de Pierre Bergounioux s’occupent du passé pour lui donner une intelligibilité, le Carnet ne consigne que le présent notable, dont l’intelligence vient de ne pouvoir être l’objet d’aucune récupération, d’aucune récapitulation. Par cette sorte d’éthique de la surface, qui est celle de la notation, Pierre Bergounioux donne de la dignité à nos pauvres vies, à tout ce qui en elles n’est pas mémorable et qui pourtant témoigne de notre présence réelle dans le monde. »
Le temps rejoint, par Tiphaine Samoyault (en-attendant-nadeau.fr)
« Mon père a scrupuleusement tenu le journal de nos faits et gestes, à mon frère et à moi, du jour où ma mère nous a mis au monde à celui où nous les avons quittés pour étudier au loin. De sorte que je peux prendre une connaissance détaillée des sottises, manquements, vilenies et forfaits que j’ai commis entre le premier jour de mon existence et celui, dix-sept ans plus tard, où je me suis hissé dans le train de l’exil.
Bref, le geste imperceptible, apparemment tout personnel qui consiste à porter sur le papier des choses qui gagneront, à ce faire, la netteté de contour, l’exacte importance (ou inimportance) qui les définissent vraiment et auxquelles la parole n’atteint pas, ce geste renvoie, de proche en proche, au milieu familial, aux structures sociales et, en dernier recours, aux deux premières révolutions du mode technologique de communication, l’invention de l’écriture, vers 3200 avant notre ère, en Mésopotamie, et sa mécanisation, à Mayence, en 1450 (après J.-C.). »
Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (Diacritik.com)
Corrèze
« Je suis de Brive. Si j’ai mis longtemps à concevoir qu’on puisse naître ailleurs, vivre autrement, ce fut par la force des choses. Une officieuse main y avait travaillé dès l’âge permo-carbonifère, tandis que nous étions encore dans les limbes, à attendre. Elle avait disposé, en rond, des collines égales ou alors taluté le pied de la montagne limousine, au bord de l’Aquitaine, puis enfoncé le pouce à leur jointure. Peu importe. Le cercle parfait, tracé à notre intention au fond des temps géologiques, était le premier signe de notre élection. Son relèvement, à la circonférence, bornait de tous côtés les regards. La ligne de faîte courait à égale distance du centre-ville. On distinguait des prés, des arbres, les brouillards verts du premier printemps, le lait des fumées de l’automne. En quelques endroits bien précis, au pied de la nef de l’église Saint-Martin, vers le milieu de l’avenue de la gare, de la place de la Guierle, on prenait d’assez larges vues sur le ciel, la seule chose à faire un peu défaut, à cause des hauteurs, justement. On découvrait, sans qu’il fût besoin de lever la tête, le vélum azuré des beaux jours, les grandes nefs blanches que pousse le vent d’ouest, les émaux de la bise, les vapeurs versicolores et les fusions que le plus âpre des vents tire d’on ne sait quel creuset. »
L’Empreinte, éditions du Laquet, 1997
« Ma province n’a vécu, duré que d’être séparée, de l’autarcie matérielle, linguistique à laquelle l’éloignement, le relief accidenté la condamnaient. On produisait pour sa propre consommation. On parlait patois. On ne s’éloignait pas. Le dehors, lorsqu’il nous a atteints, nous a notifié que les temps étaient accomplis. La preuve, c’est que, au lieu d’acclimater ses procédés, d’appliquer les moyens nouveaux qui étaient les siens, les moteurs, la monnaie, le français, aux vieilles choses, on les a quittées. On a pris le chemin de l’exil et c’était sans retour. Avec de meilleurs yeux, j’aurais vu ce qui se passait. Il y avait de moins en moins d’enfants sur la place du village, après l’école, et de plus en plus, apparemment, de vieilles gens. Les petites boutiques fermaient leurs portes et des maisons qu’on avait toujours connues habitées, leurs volets. Les résineux à révolution rapide ont envahi les cultures et les pâtures, le silence des grands bois étouffé la rumeur de la vie et un monde qui datait du néolithique a disparu en deux décennies. »
Elh.revues.org
Faulkner
« Ce qu’il y a de révolutionnaire chez Faulkner, c’est qu’après que, cinq millénaires durant, des archivistes à clous, des scribes, des intellectuels frileux, maladifs, casaniers, ont donné leur vision distante, dépassionnée des faits pour la réalité, quelqu’un s’avise enfin que, celle-ci c’est ce qui se passe sur site, maintenant. Et que les seuls qui soient en mesure d’en témoigner, parce qu’ils l’affrontent, la font, ce sont les acteurs. Donc l’écrivain, le narrateur leur rend la parole, qu’ils n’avaient jamais eue.
S’il en est capable, c’est en vertu d’un principe déjà formulé par Kant, le philosophe allemand des Lumières. Il recommande, pour bien conduire son esprit, d’observer deux préceptes. Le premier c’est : penser par soi-même. Mais le deuxième, que j’ai trouvé meilleur encore, lorsqu’il m’a passé sous les yeux pour la première fois, c’est : penser à la place de l’autre. Non seulement, je peux penser pour mon compte propre, mais, par négation, transfert, empathie, m’identifier à un tiers, voir les choses comme elles lui apparaissent, former les pensées qui sont les siennes. Ce qui permet à n’importe qui et, en l’occurrence, à un écrivain, de dire ce que les autres font dans les termes dont ils se serviraient s’ils n’étaient pas trop occupés pour parler. Tout écrivain qu’il soit, c’est-à-dire assis à un bureau, dans une chambre, au calme, il peut – nous pouvons tous – se mettre à la place d’un tiers, qui ne se tient pas, lui, en repos entre quatre murs, mais dispute passionnément sa vie aux Yankees, au fleuve en crue, à un alligator, sous le soleil, dans la poussière ou le Bayou.
La révolution faulknérienne, pour moi, c’est ça. »
Exister par deux fois (Fayard, 2014)
Pour en savoir plus :
William Faulkner par Pierre Bergounioux (La Compagnie des auteurs, entretien avec Mathieu Garrigou-Lagrange)
Lecture
« J'ai toujours énormément lu, dès l'enfance. En même temps, il existait une règle invariable : les livres que je lisais se rapportaient toujours à des endroits où je n'avais jamais mis les pieds. Et réciproquement, les lieux qui m'étaient familiers, l'univers dont j'avais l'expérience sensible, étaient dépourvus d'écho dans le registre éclatant, prestigieux, sacralisé de la littérature. Ce qui était notre expérience, notre vie, n'existait qu'une seule fois, dans les choses elles-mêmes. Tandis qu'inversement il existait au loin des choses dont on n'avait aucune connaissance pratique, et qui seules, étrangement, étaient pourvues de cette image resplendissante dont les livres étaient le miroir. Il me semblait qu'il y avait des mondes qui sécrétaient naturellement de la littérature. Depuis toujours, les livres, mais aussi la presse, les magazines, les actualités qu'on voyait au cinéma, tout ce tourbillon d'images représentait invariablement Paris. Et jamais, au grand jamais, nous n'avions vu apparaître sur écran le petit monde dont nous étions à la fois les habitants et les otages. On sentait bien qu'il y avait deux univers : le nôtre, entouré d'une sorte de malédiction, de relégation inexpliquée, et un autre, dépositaire de toutes les clartés, de toutes les perspectives, vers quoi il semblait qu'il serait peut-être bon de se transporter.
Télérama, 1er Février 2012
Le reflet qu'on découvre aux pages des livres, quelque imparfait qu'il soit, peut passer pour la réalité. Lire n'est pas une opération neutre, l'enregistrement passif d'un fait préconstitué. Nous projetons notre expérience dans l'image qui naît des caractères imprimés. Nous contribuons dans une mesure décisive à l'évènement très particulier qui mêle des personnages fictifs aux êtres de chair parmi lesquels nos jours se passent, des objets impalpables à ceux, solides, palpables qui mêlent l'espace. Nous corrigeons à notre insu, les approximations ou les lacunes de la narration. D'une indication succincte, d'un nom, d'une simple initiale, K, nous tirons quelque chose, quelqu'un dont la destinée peut nous intéresser au même degré que celle d'un objet matériel, d'une personne vivante. Le travail irréfléchi, correcteur, créateur de la lecture peut s'accommoder d'un matériau médiocre, rectifier l'imperfection des éléments qui nous sont livrés, sur le papier. Ainsi notre vie s'étendra-t-elle au-delà des limites, situées et datées, où elle est cantonnée. C'est miracle qu'une poignée de mots enfermés dans les pages d'un livre contiennent, comme des graines dans un sachet, la promesse d'univers foisonnants, colorés, si persuasifs et détaillés qu'ils rivalisent avec celui que nous habitons à l'enseigne de la réalité.
Jusqu’à Faulkner (Gallimard, 2002)
Mémoire
Ces images que je porte en moi et qui auraient dû s’effacer flottent hors de toute chronologie. Ceux qui se tenaient près de moi, leurs yeux, lorsqu’elles scintillèrent, ne les voyaient pas plus que les miens, maintenant, ne décèlent le tremblement virginal, la beauté native de ce qui m’entoure. Il ne s’est rien passé, pour eux. Nul instant détaché de l’épaisseur du temps, n’entaille sa profondeur obscure d’un éclat de gemme. J’ai peu de ces instants. À peine, mis ensemble, couvriraient-ils l’étendue d’un jour unique, idéal, dont les jours ultérieurs, à peine distincts d’être si souvent revenus, emportés, dévorés par je ne sais quelles fins amères, ne sont que l’ombre attardée.
Le matin des origines (Verdier, 1992)
Mort
Le commerce ininterrompu, brutal que j’ai dû soutenir, dès le début, avec la dame en noir, s’est étendu au restant de mes occupations. Elles se présentent invariablement comme une alternative dont les termes sont toujours les mêmes. Il faut l’emporter ou périr. Lorsque, à dix-sept ans, j’ai découvert la possibilité de comprendre quelque chose à ce qui, jusqu’alors, m’avait paru impénétrable et, par suite, désespérant, mon premier mouvement a été de me transporter, en pensée, sur mon lit de mort dressé, pour le coup, au seuil de la soixantaine. J’ai considéré, de ce point de vue rétrospectif que j’avais adopté, par anticipation, le temps dont je disposais pour dissiper quelques vastes mystères. J’ai décrété qu’en perdre une minute serait dorénavant tenu pour un crime capital. Je me suis conformé à cette législation scélérate. Le vieux monsieur que je suis devenu reçoit toujours avec une aveugle soumission l’injonction qu’un morveux de dix-sept ans lui adresse du fond du temps. Mais ça ne me coûte guère. Dominant de la tête et des épaules l’armée des travaux et des peines, des fatigues et des déconvenues, il y a le spectre dont la main osseuse n’a jamais lâché la mienne.
Entretien avec Tristan Hordé (Poezibao.com)
Fer
Par une sorte de ruse de la raison plastique, des objets conçus, exécutés en vue de l’utilité a plus stricte, de la plus impérieuse nécessité, s’accompagnent d’effets pleins d’agréments – le copeau spiralé qui sort du rabot. Ils peuvent se muer, au terme de l’usage et de l’usure, en œuvres d’art, compressions de César, accumulations d’Arman, arte povera…
Confrontés à des problèmes techniques précis, soucieux d’efficacité, des ingénieurs, des techniciens ont conçu des formes inimaginables. Elles ne pouvaient naître que du projet rationnel de dominer la nature, du procès de production qui le rend effectif. Il n’est, pour s’en convaincre, que de feuilleter le catalogue de n’importe quel fabricant d’outillages, de fers marchands, de boulons et de clous, de ferrures, de roulements, d’engrenages, d’équipements… C’est le mot d’un naturaliste devant la faune des abysses marins, qui vient aux lèvres : « Il n’y a donc rien qui n’existe pas », nulle forme qui ne soit sortie de l’atelier, de l’usine, des fonderies.
Une constante traverse les trois âges de Varagnac : c’est la vigilance formelle, le regard pur qu’à vingt mille ans d’ici, du côté de Lascaux, de lointains prédécesseurs portaient déjà sur leur monde plein de bêtes. Nous l’appliquons toujours à l’univers transfiguré par le travail, les machines, l’omniprésence du fer. Le regard crée l’objet. Notre joie demeure.
Fer, texte inédit de Pierre Bergounioux dans Vies métalliques (2013)
(POM Films, Ed. de l’œil, 2013)
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Style
Nous sommes sensibles au style. Il colore toutes les manifestations de l'existence sociale.
Le plaisir stylistique ne tient pas à un usage inattendu des mots, à une tournure insolite de phrase, au langage. Il naît de l'extension de sens, de l'accroissement de l''existence qu'ils révèlent. Il suppose que le monde est mal partagé mais que ceux auxquels il a été insuffisamment concédé se sentent, se savent mal pourvus, du moins lorsque leur apparaissent, à l'occasion d'un entretien, d'une lecture, les vues dont ils étaient spoliés. C'est pourquoi le texte émane sans discontinuer des fractions dominantes des sociétés. Elles accaparent le surplus (...) s'entourent des biens matériels les plus élaborés qu'il soit donné d'obtenir à un stade donné de la civilisation et forment les pensées qui leur sont associées.