Balzac, Zola, sont connus pour leurs sagas littéraires dans lesquelles le lecteur suit durant plusieurs générations le destin de familles à travers un XIXe siècle aussi dur que merveilleux. La littérature compte bien d'autres auteurs français et étrangers, dont les romans fleuves ont fait rêver des générations de lecteurs avides de misères et de rebondissements, de trahisons et de sentiments.
Mais la littérature dite classique n'est pas la seule à produire des fresques addictives. La bande dessinée, de part son format, s'y est très vite prêtée. Les maîtres de l'orge de Jean Van Hamme au début des années 90, ou plus récemment Les Munroe de Christian Perrisin en sont de parfaites illustrations.
Mais une œuvre, un chef d'œuvre en réalité, parue pour la première fois au milieu des années 80, domine le genre sans égale.
Sambre du Belge Bernard Hislaire, plus connu sous le pseudonyme d'Yslaire, est l'incontournable pilier d'une production artistique dans laquelle rien n'est laissé au hasard.
La sagaLes séries XXe ciel.com ou Le ciel au-dessus de Bruxelles, du même auteur, pour ne citer que ces deux là, sont étroitement associées à Sambre, même si les liens ne sont pas toujours évidents.
Les personnages sont inextricablement mêlés à ces multiples dimensions de part leurs décisions, leurs ancêtres ou leurs choix, et chaque action dans un des univers aura une incidence sur un autre sans que les acteurs de l'histoire n'aient vraiment l'opportunité de changer la donne.
Ce sont donc des univers sombres et fatalistes qui tournent autour de Sambre, pivot central d'une aventure presque infinie.
Tout débute en 1986, lorsque paraît Plus ne m'est rien, histoire d'un jeune bourgeois prénommé Bernard (prénom de son créateur) et de la jeune Julie, une paria aux yeux rouges qui l'entraînera sur les chemins de l'amour et de la révolte, jusqu'à tenir tête à la malédiction familiale en confrontant sa propre histoire à celle de son père décédé.
Yslaire réussit dès le premier tome (dont il n'est que le dessinateur à l'époque) à mettre en place une histoire très mélancolique. Le dessin, fin et incisif, est soutenu par la quasi monochromie des planches, le rouge n'intervenant que pour renforcer la dramaturgie du scénario.
Si l'intrigue première se situe au milieu du XIXe siècle en France, l'œuvre, au fil du temps, va prendre une dimension plus internationale. Les personnages évoluent et se déchirent, grandissent et subissent les aléas de l'Histoire. Ils ne sont pas seuls maîtres de leur destin car la Révolution de 1848 laissera des marques indélébiles sur une histoire d'amour que l'on sait impossible depuis les premières pages. Et de Paris aux États-Unis d'Amérique, le périple de cette famille maudite rebondit perpétuellement sur les écueils de la vie.
Mais Yslaire ne se contente pas de nous raconter l'histoire de Bernard Sambre et Julie Saint-Ange, il va plus loin. Il remonte aux origines de la malédiction dans La guerre des Sambres, et nous permet d'explorer les siècles... peut-être même les millénaires passés.
Sans nous noyer sous des flots d'explications, Yslaire réussit l'exploit de ne jamais nous perdre dans la foultitude de personnages qui jalonnent l'histoire principale, mais également les spin-off qui retracent le passé de Bernard et Julie.
Bien entendu, l'atmosphère graphique est une des clés du succès de cette bande dessinée. Mais la dimension psychologie sous-jacente est toute aussi importante. Nous retrouvons tous une part de nos propres envies et de nos frustrations personnelles dans chacun des protagonistes. Les héros nous font vibrer et souffrir au plus profond de nos êtres, et même la matriarche haineuse ou la sœur jalouse rationalisent nos rancœurs cachées.
Et nous sommes amenés à nous questionner sur nos peurs intrinsèques, puisque l'angoisse est le maître mot de chacune des pages de tous les tomes.
Enfin, les manœuvres politiques auxquelles une grande partie des personnages se livrent nous raccrochent à la société de l'époque, société dans laquelle la femme se bat avec ses charmes pour arriver à ses fins, créant ainsi un envoûtant équilibre de force avec des hommes puissants mais facilement manipulables. Des noms célèbres de personnes ayant réellement existé se mélangent aux héros fictionnels de l'œuvre en un tout cohérent, dense et terriblement efficace. La société si bien décrite par Hugo dans Les misérables nous saute aux yeux (rouges) à travers de multiples oppositions sociales que la Révolution de 1848 ne parviendra pas à effacer.
Yslaire, qui signe le dessin de l'œuvre maîtresse, n'est qu'aux commandes du scénario pour les spin-off. Mais que les inconditionnels se rassurent, chacun des dessinateurs choisis pour les trilogies parallèles regroupées dans La guerre des Sambre couche sur le papier des silhouettes d'une fidélité telle que l'on peine à croire que ce n'est pas Yslaire lui-même qui se trouve derrière la plume.
La logique chromatique est respectée, et Bernard ne pourrait renier ses ancêtres tant les traits des visages anguleux et la morphologie des corps longilignes sont prégnants.
Il resterait encore 6 tomes à paraître pour clore la série principale Sambre (série qui en comporte déjà 6) et 5 tomes pour clore La guerre des Sambre (7 tomes déjà parus). La régularité - plus qu'épisodique - de parution de Sambre en fait un événement spectaculaire. La guerre des Sambre, quant à elle, devrait trouver son point final en 2020... si tout se passe bien. Mais gageons qu'Yslaire ne saura (à comprendre en français de France et en français de Belgique) jamais mettre un terme à l'œuvre de sa vie... ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.