La mer, pour les écrivains comme pour tout un chacun, évoque bien autre chose qu’une étendue d’eau salée : une immensité aussi lointaine que l’horizon, aussi profonde que les abysses. Chez les terriens, elle suscite une rêverie mêlant aventure, danger et liberté ; chez le poète et le romancier elle inspire de puissantes images et des histoires fortes.
Ships on a stormy sea par Van de Velde
La mer en littérature
« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage,
Et la mer est amère, et l’amour est amer,
L’on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en la mer,
Car la mer et l’amour ne sont point sans orage.
Celui qui craint les eaux qu’il demeure au rivage,
Celui qui craint les maux qu’on souffre pour aimer,
Qu’il ne se laisse pas à l’amour enflammer,
Et tous deux ils seront sans hasard de naufrage.
La mère de l’amour eut la mer pour berceau,
Le feu sort de l’amour, sa mère sort de l’eau,
Mais l’eau contre ce feu ne peut fournir des armes.
Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux,
Ton amour qui me brûle est si fort douloureux. »
Pierre de Marbeuf
Espace arpenté en tous sens depuis des millénaires, l’océan conserve un mystère que la littérature tente autant de percer que de célébrer. Quant au marin, dans sa coquille de noix lancée sur les flots, il frôle trois infinis (le ciel, les profondeurs, la surface) : triple vertige. Confronté aux tempêtes, aux récifs, il subit l’inertie des calmes et une solitude oppressante. Vulnérable comme nulle part ailleurs, il révèle sa valeur physique et morale. Autant de paramètres qui érigent les hommes en héros, leurs traversées en épopées.
Lames de fond
Homère par Auguste Leloir
L’Odyssée
par Homère
Pour résumer...
L'Odyssée est un condensé mythologique fondamental. Dans ce long poème épique de 12 000 vers, Homère (ou plusieurs poètes rassemblés sous ce nom) retrace le destin héroïque d'Ulysse au lendemain de sa victoire à la guerre de Troie. Pour avoir rendu aveugle le Cyclope Polyphème lors de son retour dans sa patrie, il est poursuivi par le père de ce dernier, le dieu Poséidon. Dès lors, il devra affronter maints dangers durant un périple interminable, se retrouvant de plus en plus seul au fil de ses péripéties, jusqu'à son retour à Ithaque où l'attendent sa femme Pénélope et son fils Télémaque.
Extraits :
« Le vaisseau filait sans secousse et sans risque, et l'épervier, le plus rapide des oiseaux, ne l'aurait pas suivi.
Il courait, il volait, fendant le flot des mers, emportant ce héros aux divines pensées, dont l'âme avait connu, autrefois, tant d'angoisse »
« Il n'est point de terre plus douce que sa propre patrie »
Ulysse
En fait…
Tout au long de son périple, Ulysse interpelle notre âme en quête de vérité. Son aventure dans le monde marin nous plonge de plain-pied dans les nombreux remous de la vie. D’une importance majeure pour les Grecs, la mer représente la dynamique de la vie humaine, le monde immense de notre inconscient avec tout son côté divers et paradoxal. Dans L’Odyssée, elle se présente par définition comme le lieu de tous les possibles, de toutes les transformations. À un tel univers, la créature humaine représentée par le voyageur est sans arrêt obligée de s’adapter ou d’en exploiter les diverses facettes.
Si on y réfléchit...
Ulysse apparaît comme le héros d’une épopée de l’absence, de la perte, du retour qui ne cesse d’être repoussé. Lors de la dernière étape de son voyage, chez Alcinoos le roi des Phéaciens, Ulysse a perdu tous ses compagnons, il n’a plus rien. Il est devenu « Personne » comme il l’a annoncé, par ruse, au Cyclope. Ce n’est qu’en entendant sa propre histoire de la bouche d’un autre qu’il reconquiert pleinement son identité : il se trouve devant l’Ulysse passé, celui qui inventa la ruse du cheval de Troie, et peut ainsi mettre en perspective sa propre existence. Ulysse est donc celui qui essaie de construire l’humain en restant fidèle à lui-même et à ses origines, et c’est dans le discours que se construit l’humain : en ce sens, L’Odyssée est bien un texte fondateur qui se prête à d’inépuisables relectures.
Ma destinée par Victor Hugo
Les travailleurs de la mer
par Victor Hugo
Pour résumer...
Voici un conte et un drame héroïque, l'histoire de Gilliat, pêcheur solitaire, amoureux d'une belle jeune femme, et qui pour elle s'en va braver l'océan. Propriétaire d'un bateau à vapeur qui vient de subir un naufrage, un vieil armateur a en effet promis la main de sa nièce à celui qui ira récupérer au fond de l'eau les formidables et nouvelles machines encore intactes de l’épave. C'est contre vents et marées, contre les obstacles naturels et sous le regard malveillant d'autres travailleurs de la mer que Gilliat parvient à son but. Son exploit se révélera vain et sa fin tragique...
La Durande par Victor Hugo
Extraits
« Dans les écueils de pleine mer, là où l'eau étale et cache toutes ses splendeurs, dans les creux de rochers non visités, dans les caves inconnues où abondent les végétations, les crustacés et les coquillages, sous les profonds portails de l'océan, le nageur qui s'y hasarde, entraîné par la beauté du lieu, court le risque d'une rencontre. Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. On entre ébloui, on sort terrifié. »
Le roi des Auxcriniers par Victor Hugo
En fait...
« J'ai voulu glorifier le travail, la volonté, le dévouement, tout ce qui fait l'homme grand. J'ai voulu montrer que le plus implacable des abîmes, c'est le cœur, et que ce qui échappe à la mer n'échappe pas à la femme. J'ai voulu indiquer que, lorsqu'il s'agit d'être aimé, "Tout faire" est vaincu par "Ne rien faire", Gilliat par Ebenezer. J'ai voulu prouver que vouloir et comprendre suffisent, même à l'atome, pour triompher du plus formidable des despotes, l'infini. »
Victor Hugo
Si on y réfléchit...
Exilé sur l’île de Guernesey sous le Second empire, Victor Hugo est fasciné par le spectacle toujours renouvelé de l'océan, de ses furies annonciatrices de drames. Brisé par la noyade de sa fille Léopoldine, il est marqué à tout jamais par la menace incarnée par la mer et ses aléas. En 1866, il rédige ce roman en étant quasi certain qu'il ne reverra pas sa patrie, mais en espérant malgré tout que ses pages contribueront à la chute du régime. Et il imagine cette parabole où la France, symbolisée par « La Durande », épave échouée par un criminel, est sauvée (partiellement) par un obscur marin.
Hugo offre ici de mémorables pages maritimes dans une langue superbe, rythmée et musicale, qui imbibe le lecteur plongé dans les embruns, la brume et le froid des îles anglo-normandes.
Ficherman at stormy sea par Michael Peter Ancher
Le vieil homme et la mer
par Ernest Hemingway
Pour résumer :
Un vieil homme part seul en mer avec pour objectif de pêcher un grand poisson. Lorsque celui-ci mord à l’hameçon, une bataille impitoyable de plusieurs jours débute entre eux. Au prix d’efforts surhumains, le pêcheur parvient à ses fins, mais le poisson se fait finalement dévorer par des requins.
Extraits :
« Tout en lui était vieux, sauf les yeux - et ils étaient de la même couleur que la mer, joyeux et invincibles. »
« Il embrassa la mer d'un regard et se rendit compte de l'infinie solitude où il se trouvait. Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu. »
En fait...
Ce roman explore des thématiques aussi fortes que le courage humain, la dignité, le respect, et, par-dessus tout, l’amour. Âpre et rugueux, romantique et désespéré, le texte de Hemingway est aussi une lettre d'adieu à un monde d'héroïsme et de grandeur qu'il aura, jusqu'au bout, tant aimé. Le Vieil Homme et la Mer n’est pas la dernière œuvre écrite par Ernest Hemingway, mais ce fut sa dernière œuvre complète publiée de son vivant. Le brouillon en fut rédigé en à peine huit semaines, et Hemingway considérait qu’il avait produit avec ce court roman une de ses œuvres les plus abouties.
Le Doris par Jules Michel Chartier
Si on y réfléchit...
Le Vieil Homme et la Mer est une métaphore sur la mort, la souffrance qui amène à la victoire et sur le triomphe dans la défaite. C’est une œuvre majeure de la littérature non seulement américaine mais également mondiale. Ce livre de profonde humanité, est un hymne à la mer, au vieux pêcheur qui ne désespère jamais contre vents et marées, qui garde son amitié pour l’enfant qu’il a aidé puis qui l’a secouru dans son grand âge. Dans cet ode initiatique, éloge du respect de toute vie, peu importe qui gagne. Seuls comptent l’espoir qui fait encore vivre, la fidélité qui défie le temps et les déchéances, l’amour qui transperce la mort.
En mer et en vers
Les poètes ont longtemps adopté une approche descriptive de la houle, des marées, des écueils et des vagues. Ancrés dans une tradition antique ayant pour modèle Homère, ils étaient avant tout spectateurs des mouvements de la mer, à l’image de Joachim Du Bellay dans Les Regrets :
« Ainsi, mon cher Morel, sur le port arrêté,
Tu regardes la mer, et vois en sûreté
De mille tourbillons son onde renversée. »
Jean de Mandeville, Voyages
De la mer idéalisée…
Extrait du Bateau ivre par Arthur Rimbaud
À partir de la fin du XVIIIe siècle, certains auteurs, comme Chateaubriand, évoquent les tempêtes de la vie à travers celles de l’océan, se démarquant ainsi du modèle antique. La mer devient alors le miroir de l’âme du poète, rythmée comme une respiration profonde.
Charles Baudelaire assimile volontiers dans ses vers les mouvements de la mer à ceux de l’âme, par exemple L’homme et la mer extrait de Les Fleurs du mal :
« La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. »
Abandonnant toute intention anecdotique et descriptive, Arthur Rimbaud, dans Le Bateau ivre, rassemble impressions et émotions :
« La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots ! »
… à la mer éprouvée
Pour d’autres écrivains, il ne suffit pas de faire de la mer le théâtre de son vague à l’âme, explorée dans l’ambiance feutrée de son cabinet d’écriture. C’est le cas de Tristan Corbière, qui dans Le naufrageur extrait de Les Amours jaunes, invite à prendre la mer et à s’imprégner de l’onde amère :
« – Et qu’il vente la peau du diable !
Je sens ça déjà sous ma peau.
La mer moutonne !… Ho, mon troupeau
[…]
Sautez sous le Hû !… le Hû des rafales,
Sur les noirs taureaux sourds, blanches cavales ! »
D’ailleurs, dans un autre poème du même recueil, La fin, qu’il écrit à bord d’un navire, il oppose une réponse violente à Oceano nox dans Les Rayons et les Ombres de Victor Hugo, qu’il considère comme un « terrien parvenu ».
Ruines du manoir de Saint Pol Roux
Quand les mouvements de la mer deviennent rythme et musique
Vers 1880, un même renouveau de sensibilité inspire poètes, artistes et musiciens. À une époque où Jules Verne déclare « Je n’aime que la liberté, la musique et la mer », Claude Debussy renonce à ses aimables mélodies pour composer ses « magies liquides », selon le mot de Charles Baudelaire.
Parmi ces auteurs, certains se sont attachés à restituer rythme et musique marins. Saint-Pol Roux auteur de La rose et les épines du chemin, venu s’installer à Camaret, face à l’Océan, évoque la fureur de la mer, « masse mouvante avec, pour âme, cette lame sourde jaillissant en lave d’un puits abyssal ».
Au milieu des orgues océanes, le poète développe une sensibilité musicale retranscrite dans les Litanies de la Mer : il déploie « les ailes immenses de la liberté [du verbe] conquise par-dessus les rythmes inlassables de la Mer, sa sœur librement éternelle ». Il crée ainsi un nouveau langage, une matière sonore, mobile, fluide dont le jaillissement est plein de force.
Paul Valéry
Paul Claudel
Quant à Paul Valéry, il préfère le visage d’une mer « toujours recommencée » souriante et féconde à celui de la mer déchaînée et dévastatrice. Dans Le Cimetière marin, il impose une nouvelle amplitude mélodique et rythmique (« peu à peu des mots flottants s’y fixèrent »). S’exhale alors une sensualité marine sonore.
Comme Paul Claudel, qui s’est plu à souligner sans cesse la parenté entre sa parole et le mouvement de la mer, tous ces auteurs visent à la poésie sonore en s’appuyant sur le rythme lancinant et envoûtant des mouvements de l’océan « qui chante et chante et chante ainsi qu’un grand poète », selon la formule de Guillaume Apollinaire dans Océan de terre extrait de Calligrammes.
C’est ainsi que dans le paysage mouvant de la création littéraire rugit toujours le râle obsédant de la mer.
À découvrir :
En mer
par Toine Heijmans
Pour résumer...
Las du quotidien de sa vie de bureau, Donald décide de partir naviguer seul pendant trois mois en mer du Nord. Maria, sa fille de sept ans, le rejoint pour la dernière étape qui doit les ramener du Danemark aux Pays-Bas, où ils retrouveront sa femme. Mer étale, complicité entre le père et la fille: la traversée s’annonce idyllique. Mais rapidement, les nuages noirs se profilent à l’horizon, et Donald semble de plus en plus tourmenté. Jusqu’à cette nuit cauchemardesque où Maria disparaît du bateau alors que la tempête éclate...
En fait...
La grande réussite du roman tient à la manière avec laquelle l’auteur – tout en s’appuyant sur les ressorts du thriller – puise dans nos angoisses primitives et nos quotidiens sous pression. Maîtriser la mer revient à se comporter en bon père. Maria ne signifie-t-il pas « mer » en latin ? Pour le narrateur, la paternité est donc une tâche herculéenne. En mer est donc à la fois un roman sur la mer et roman sur la paternité.
Dans l’épaisseur de la chair
par Jean-Marie Blas de Roblès
Pour résumer...
Père et fils partagent la même passion pour la navigation. Au fil des années, lors de leurs sorties sur le palangrier familial, se sont multipliés des rites qui amusent Thomas, le fils. Depuis trois ans, il a une obsession : faire raconter sa vie à Manuel, son père. Mais, venu pour les fêtes et l’interrogeant, il se fait rabrouer d’un définitif : « Toi, de toute façon, tu n’as jamais été un vrai pied-noir ! ». Le lendemain, encore blessé, il part naviguer seul et se remémore la longue existence de son père de 93 ans, tout en accomplissant les gestes d’un rituel figé. À une exception : il oublie de déplier le long de la coque l’échelle de corde, indispensable en cas de chute à la mer…
En fait...
Dans ce roman fluide, l’anecdote, la saga familiale et la grande histoire vont de pair. En Thomas, l’on est tenté de voir un alter ego de l’auteur, même si l’écrivain déploie la vie romanesque de son père via un narrateur omniscient, avec un déroulement chronologique structuré, une langue élégante où scintille un humour discret et des réflexions passionnantes sur l’histoire des pieds-noirs. Jean-Marie Blas de Roblès signe le bel hommage d’un fils à son père.
Mur méditerranée
par Louis-Philippe Dalembert
Pour résumer...
À Sabratha, sur la côte libyenne, les surveillants font irruption dans l'entrepôt où sont entassées les femmes. Parmi celles qu'ils rudoient pour les obliger à sortir, Chochana, une Nigériane, et Semhar, une Erythréenne. Les deux amies se sont rencontrées là, après des mois d'errance sur les routes du continent. Grâce à toutes sortes de travaux forcés et à l'aide de leurs proches restés au pays, elles se sont acharnées à réunir la somme nécessaire pour payer les passeurs, à un prix excédant celui d'abord fixé. Ce soir-là pourtant, au bout d'une demi-heure de route dans la benne d'un pick-up fonçant tous phares éteints, elles sentent l'odeur de la mer. Un peu plus tôt, à Tripoli, des familles syriennes, habillées avec élégance comme pour un voyage d'affaires, se sont installées dans les minibus climatisés garés devant leur hôtel. Ce 16 juillet 2014, c'est enfin le grand départ...
En fait…
S'inspirant de la tragédie d'un bateau de clandestins pendant l'été 2014, Louis-Philippe Dalembert, à travers trois magnifiques portraits de femmes, nous confronte de manière frappante à la condition humaine, dans une ample fresque de la migration et de l'exil.