Chantal Akerman, cinéaste nomade

Durant toute sa carrière, Chantal Akerman n’a cessé de réinventer son approche cinématographique et son regard sur le monde, naviguant de la fiction au documentaire, de la comédie au drame, en passant par l’installation vidéo.

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Sommaire :

Les origines

photo02 Née à Bruxelles le 6 juin 1950, Chantal Akerman est issue d’une famille juive polonaise émigrée en Belgique en 1938 pour fuir les persécutions nazies. Sa mère a elle-même été déportée, et sa filmographie, son art, restent marqués par ce traumatisme familial, cette quête des origines. Filmer va constituer pour elle une « sorte de conjuration », une lutte pour briser les murs du silence et résister aux assauts de la folie.

Dans son livre Chantal Akerman, autoportrait en cinéaste, elle évoque l’origine de son prénom, suggérant à quel point sa vie aura été déterminée par ce que le poète Paul Celan, évoquant la Shoah, nommait dans son plus célèbre poème la Fugue de mort :

« Anne. Pendant longtemps, je l’ai considéré comme mon vrai prénom. Je m’appelle Chantal Anne Akerman et mon arrière grand-mère m’appelait Hanna et si je m’appelle quand même Chantal, c’est parce que ma mère, encore elle, a demandé à ma cousine, toujours la même, trouve-moi un nom vraiment français, comme ça, s’il arrivait quelque chose, on n’aura pas besoin de lui changer son nom. Et voilà pourquoi Chantal. C’est le contraire de l’histoire de Vincent Van Gogh, il remplaçait un mort, un autre Vincent, né à peine avant lui. Moi c’était “au cas où” pour ne pas mourir trop tôt, et Akerman c’était pas grave. Akerman, cela pouvait être allemand, flamand, ou même une marque de champagne. »

Naissance d’une cinéaste expérimentale

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C’est après avoir vu Pierrot le fou de Jean-Luc Godard qu’elle décide de devenir cinéaste. Elle s’inscrit aux cours de l’INSAS, école belge de cinéma et réalise son premier court-métrage, Saute ma ville, à l’âge de 18 ans. Dans ce film, elle fait exploser les cadres conventionnels du 7e art. À la fois devant et derrière la caméra, sans paroles mais en chantonnant, la jeune fille s’enferme dans la cuisine familiale et filme son suicide au gaz. Une cinéaste est née, d’une liberté créatrice totale.

Ses débuts ont lieu sous le signe de l’expérimentation, après un séjour à New York et la découverte de l’avant-garde américaine, surtout les films du canadien Michael Snow, fondés sur la durée et l’étirement du temps. Elle en conservera le sens de la dramatisation, de l’utilisation du son et du plan fixe.

Elle réalise deux journaux filmés lors de son premier séjour aux Etats-Unis en 1972.

Hôtel Monterey

Ce film sans bande-son et sans structure narrative sur un hôtel pour pauvres et clochards, aujourd'hui disparu, est une description fragmentaire et ascensionnelle du lieu : du hall au dernier étage en s’élevant au moyen de l’ascenseur.

La chambre

Par un long panoramique à 360°, la caméra filme lentement, mais à différentes vitesses de rotation, deux pièces d'une habitation, la cuisine et la salle de séjour qui sert également de chambre à coucher. Sur le lit est allongée une femme qui, à chaque passage de la caméra, fait quelque chose, comme manger une pomme. Après trois panoramiques complets, à deux reprises la caméra effectue un bref mouvement inverse afin de surprendre la femme. Au dernier passage, elle bâille et s'allonge sur son lit.

De retour en Belgique, elle écrit son premier long métrage intitulé Je, tu, il, elle qu’elle réalise et interprète elle-même :

  • Je : une jeune femme, seule chez elle, déplace ses meubles, finit par s’allonger par terre.
  • Tu : en mangeant du sucre à la petite cuillère, elle écrit des lettres.
  • Il : après plusieurs semaines, elle sort et rencontre un camionneur qui parle de lui, du désir, et de son rapport aux femmes.
  • Elle : en pleine nuit, la jeune fille va chez une amie qui la repousse, puis partage avec elle son repas et son lit.

Le générique final, qui fait entendre la comptine Nous n’irons plus au bois, renforce l’idée du parcours initiatique d’une adolescente confrontée à son corps, ses rêves, ses espoirs, l’ordre des adultes et son triste modèle du couple incarné par le camionneur. Un film d’une frontalité inédite qui laisse entrevoir l’oeuvre future.

Chantal Akerman retournera à New York avec son amie et collaboratrice Babette Mangolte. Elle y tournera avec peu d’argent et quelques volontaires un film en 16 mm non synchronisé. Il s’agit de News from home, variation originale sur la métropole considérée du point de vue des marginaux. Ce film superpose des images de la ville à la lecture de lettres banales et tendres d’une mère à sa fille.

Jeanne Dielman, film fondateur

photo04 Les films minimalistes de Chantal Akerman annoncent Jeanne Dielman réalisé en 1975, description quasi en temps réel du quotidien routinier et de l’enfermement d’une jeune veuve (interprétée par Delphine Seyrig), qui se prostitue sur rendez-vous au 23 quai du Commerce à Bruxelles.

Le film déroule le même imparable enchaînement de rituels répétitifs, jusqu’à ce que le plus inattendu advienne (elle jouit) et que vole en éclats le circuit fermé de ces petites cérémonies (elle tue).

Pourquoi Jeanne Dielman tue l’homme qui la fait jouir, demande-t-on trente ans plus tard à Chantal Akerman ? « Elle tue le plaisir. Elle jouit une première fois. Elle pense que ça ne se reproduira pas. Elle jouit une seconde fois. Cette jouissance défait l’ordre de son monde. Jusque-là, le plaisir tenait dans la reconduction quotidienne des mêmes rituels. Si on touche à ça, si quelque chose surgit en dehors de la ritualisation de son existence, alors elle devient folle. »

Ce film de 3h45 restera dans les mémoires. Considéré par la réalisatrice comme l’un de ses meilleurs, elle s’en voulait presque de l’avoir tourné, d’avoir été aussi violente avec la génération de femmes de sa mère. Souvent critiqué pour sa lenteur et sa radicalité, le film a pourtant marqué de nombreux cinéastes : il est cité comme une influence majeure par Sofia Coppola, Todd Haynes ou encore Gus Van Sant, qui s’en est inspiré pour tourner Last Days.

Toucher un large public

Partagée entre son image de cinéaste expérimentale intellectuelle et sa volonté de toucher un public plus large, Chantal Akerman amorce un tournant plus joyeux aux débuts des années 80.

Toute une nuit (1982) explore les amours furtives de citadins saisis par le désir dans la solitude d’une grande ville, tandis que Golden eighties (1986), mutine comédie musicale, met en scène un choeur de shampouineuses dans le décor clinquant d’une galerie marchande.

Des films plus accessibles, que ce soit une comédie romantique (Un divan à New York réunissant Juliette Binoche et John Hurt en 1996), un clin d’oeil à Jules et Jim de Truffaut (Nuit et jour en 1991), ou encore une comédie légère et impertinente (Demain on déménage en 2004) jalonnent son parcours de cinéaste atypique.

Ce dernier, qualifié de « film juif » par Jacques Mandelbaum, est plus grave qu’il en a l’air : c’est « une comédie qui coince, là où ça fait le plus mal » écrira-t-il dans le Monde. « c’est un film qui se demande comment habiter le monde autrement qu’en déménageant, mais aussi bien comment y vivre avec autrui autrement qu’en faisant bande à part, comment se raccrocher à une expérience impartageable autrement qu’en la vivant comme symptôme, comment se délester de ce poids infini autrement qu’en le fantasmant plus léger que l’air ? Un film de plomb qui se rêve en apesanteur, une fantaisie mal aimable, une œuvre contre nature. Et contre la nature en général ».

Proust et Conrad revisités

photo07 1En 2000, Chantal Akerman se lance dans l’adaptation de La Prisonnière de Marcel Proust, qui se trouve à la fois être une source incessante de fascination pour le cinéma, et l’un des écrivains les plus difficiles à porter à l’écran. Mais parle-t-on vraiment d’adaptation dans le cas de Chantal Akerman? Atemporel, à peine contextualisé, La Captive possède toutes les qualités d’un récit hors du temps, ce qui constitue, peut-être, un paradoxe concernant Proust. La grande qualité d’Akerman est d’être surtout parvenue à s’acquitter de l’immense complexité de l’adaptation de l’écrivain au cinéma pour réellement adapter le récit à son univers.

Elle dira lors d’une interview comment en tutoyant Proust, elle a transmuté un monument de la littérature en pur objet de cinéma : « Moi, Marcel, je le tutoie, il est vivant, c’est comme un familier. Alors je pouvais tout me permettre… Il fallait trouver une sorte de fidélité paradoxale et, surtout, se sentir très libre. Si j’avais voulu faire une adaptation qui “colle” au texte, comme on dit, je serais allée dans un mur. Et puis qu’est-ce que ça veut dire “coller” à de la littérature” ? Il fallait travailler à l’affect, à partir de ce qui te concerne et qui te touche. Il fallait se demander pourquoi on se souvient de ça et pas de ça, partir de sa propre intimité. »

C’est avec la même liberté que la réalisatrice abordera le premier roman de Joseph Conrad, La folie Almayer, en y associant ses vues révolutionnaires et des dispositifs personnels. S’il est question de la perdition d’un aventurier blanc en Asie et de son amour déraisonné pour sa fille, le film retient avant tout la dimension atmosphérique de l’écrivain britannique, une inimitable charge sensorielle, notamment dans l’évocation des lieux ; ici, la jungle et surtout le fleuve représentent de véritables personnages qui « agissent » de façon alchimique dans leurs relations avec les êtres. Un film étrange et habité.

4 façons de voyager à la première personne

Réalisés à différentes périodes de la carrière de Chantal Akerman, ses films documentaires abordent des thèmes similaires (l’exil, l’errance, l’identité, l’aliénation, le rejet de l’autre) à travers une démarche commune qui est celle de s’implanter dans un lieu pour filmer le plus simplement possible ses paysages et ses habitants. Et cette sobriété extrême a de quoi décontenancer.

L’épure, la lenteur, les plans fixes précisément cadrés et les longs travellings silencieux sont des effets récurrents dans ses films D’Est (1993), Sud (1999), De l’autre côté (2002) et Là-bas (2006). Ces portraits de lieux ou de gens nous sont proposés sans jugement ni commentaire, selon une esthétique de la réalité « brute » ; une réalité qui peut paraître insignifiante mais qu’il faut apprendre à observer. Car s’il n’y a pas de conduite de lecture dans ces films guidés par l’intuition, rien n’est cependant filmé au hasard. Les paysages, les visages, parlent toujours avec force, y compris dans le silence.

photo05 1Chaque film est un carnet de voyage, qui peut aussi devenir carnet intime, comme c’est le cas dans Là-bas. Cette œuvre est d’une radicalité plus grande que les autres. Elle évoque Israël et les camps à travers un dispositif expérimental particulier. Chantal Akerman, qui est personnellement liée à ce lieu par son histoire familiale, décide de s’exiler à Tel-Aviv le temps d’un bref séjour. Mais au lieu de s’immerger dans la ville et d’en capter les multiples images, elle s’enferme dans un appartement d’où elle n’aperçoit l’extérieur – en l’occurrence, l’immeuble d’en face – qu’à travers les stores entrouverts. La caméra n’aura rien d’autre à nous montrer que la vision de cet immeuble, progressivement élargie aux contours de cet appartement dans lequel Chantal Akerman s’est recréée une prison imaginaire. Par intermittence, son récit en voix off nous dit la dépression qu’elle traverse et retrace, en pointillés, une ligne biographique au passé tourmenté.

Les trois autres films, au contraire, sont largement ouverts sur l’extérieur, avec une caméra qui parcourt indéfiniment l’espace comme pour y déceler une vérité cachée. En filmant les rues et les routes, les foules anonymes du dehors ou l’intimité abritée à l’intérieur des maisons, Chantal Akerman perce le secret des villes et de ses habitants. Dans Sud, elle part à Jasper petite ville du Sud des Etats-Unis où un jeune homme noir a été torturé et lynché à mort par trois blancs. A partir de ce crime inhumain, elle mène une sorte d’enquête sur le meurtre, sur le passé racial de la région et les conditions dans lesquelles Blancs et Noirs y cohabitent aujourd’hui. À travers des témoignages crus, souvent poignants, elle nous alerte sur le manque cruel de tolérance qui ronge notre société. Le film constate simplement, renvoyant chacun d’entre nous à se questionner sur ses propres (in)capacités à accepter l’autre.

Filmer le chant, la musique et la danse

Si Chantal Akerman accorde une place de choix au silence, le chant et la musique n’ont cependant pas été éclipsés de son œuvre.

Dans les films Je, tu, il, elle (1974), Demain on déménage (2004) et La folie Almayer (2012), les personnages quittent la dynamique des chansons de la comédie musicale Golden Eighties (1986) pour chanter une seule fois en fin d’histoire et marquer ainsi une étape essentielle de leur évolution. Grâce au chant, ceux qui se cherchent et se découvrent, s’affirment enfin dans leurs dimensions corporelle et affective.

En 1989, Chantal Akerman découvrit les Trois Strophes sur le nom de Sacher d’Henri Dutilleux sous l’archet de sa compagne Sonia Wieder Atherton. La voir travailler, chercher, interpréter, a été pour elle une révélation. Il en résulte une expérience inédite de la rencontre entre la musique et le cinéma, dont la violoncelliste raconte la genèse en hommage aux deux artistes disparus.

photo06 1Sonia Wieder Atherton composera la musique de plusieurs films de Chantal Akerman qui, elle, la filmera trois fois dans les années 2000, en concert ou sur les routes d’Europe de l’Est à la recherche de ses racines musicales. De cette complicité artistique sont nées des images et de la musique qu’un coffret édité chez Naïve a rassemblées : Chantal Akerman filme Sonia Wieder-Atherton.

Par ailleurs, Chantal Akerman suit la célèbre chorégraphe Pina Bausch et sa compagnie de danseurs, Le Wuppertal Tanzteater, pendant cinq semaines lors d'une tournée en Allemagne, en Italie et en France.

« Quand je vois un spectacle de Pina Bausch », explique Chantal Akerman, « je ressens une émotion très forte que je n’arrive pas à définir, qui ressemble peut-être à du bonheur. Mais, à des moments, je dois me défendre de ce qui est exprimé, fermer les yeux, et je ne comprends pas pourquoi ».

Un jour Pina a demandé réalisé en 1989 est une tentative de réponse à cette interrogation. Elle mêle, en une série de longs plans fixes, des extraits de spectacles, des répétitions, des images de coulisses, de brèves interviews des danseurs qui commencent toujours ainsi : « Un jour Pina a demandé... ».

Art contemporain

À travers ses nombreux projets, Chantal Akerman a ouvert une brèche que les artistes contemporains explorent de plus en plus, entre réalité et fiction, film narratif et expérimental, histoire et mémoire. Son approche singulière des questions de frontières, de déplacement, de racisme, d’identité, de relation entre espace personnel et public, convoquant toutes les possibilités de l’image cinématographique, du regard, de l’espace et de la performance, a été déterminante pour l’évolution des arts visuels.

Parmi ses œuvres spécifiquement destinées aux galeries, il faut au moins retenir le magnifique Maniac Summer (exposé chez Marian Goodman à Paris en 2010). À la Biennale de Venise 2015, elle avait tenté une nouvelle expérience multi-écrans, Now.

La figure maternelle

Chantal Akerman a composé son autoportrait à partir de la figure de sa mère dans un récit paru en 2013 intitulé Ma mère rit : elle y évoque son passé, la mémoire des camps, son silence et le poids de cette mémoire, sa vieillesse, sa maladie mais surtout sa force de vie, sa résistance et son rire. Ce texte, bouleversant de sincérité, est ponctué de photographies de l'auteure : chambres, vues prises de ses fenêtres et images de ses films.

Dans No home movie, la réalisatrice filme pour la dernière fois sa mère, l’accompagnant jusqu’à la fin, répondant avec tendresse à la violence de Jeanne Dielman. « Chantal a souvent parlé de sa mère, l’a souvent filmée, dans son cinéma et ses installations, explique Marianne Lambert, réalisatrice d’un documentaire sur la cinéaste. Sa mère, rescapée des camps, est au centre de son œuvre. Chantal est porteuse de cette histoire des enfants de la 2e génération après la Shoah qui l’habite en permanence. »

Dans le documentaire que venait de lui consacrer Marianne Lambert, I Don’t Belong Anywhere, Chantal Akerman affirmait, touchante, ne pas être sûre de pouvoir continuer à faire du cinéma après la mort de sa mère. Elle a mit fin à ses jours le 5 octobre 2015 à l’âge de 65 ans.

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